Il y a une raison fondamentale: la banalisation des discours de haine, une radicalisation de la radicalité qui finit par consterner l'opinion et par isoler, de la véritable France populaire, cette forme méchante, inquiétante "d'insoumission".

 

Jean-Luc Mélenchon a raison: les médias ont généralement sous-estimé l'importance de l'événement qu'il porta avec la fougue qu'on lui connaît, la fameuse "marée populaire". Ils ont, en effet, les uns sous-traité, les autres ignoré l'ampleur de l'échec de cette initiative. Ce qui leur a épargné d'en évaluer les conséquences.

Or, ce fiasco (je m'attendais personnellement à un succès) pose des questions qu'il serait suicidaire, de la part des organisateurs, d'occulter plus longtemps. Comme ont été occultées les causes de l'effondrement historique de la gauche aux élections de 2017.

Toutes les conditions n'étaient-elles pas réunies pour que la "marée" en question donne, effectivement, l'impression d'une déferlante comme la "Manif pour tous"? Il faisait beau (du moins à Paris), la "manif" avait lieu un week-end, elle avait bénéficié d'une exposition médiatique exceptionnelle, les grands journaux lui consacrant d'avance des pages entières, près de 70 organisations, dont le premier syndicat de France, avaient appelé à s'y joindre, la plupart des catégories sociaux-professionnelles étaient invitées, parfois par leurs représentants, à s'y rallier, tous les mécontents, sans exception, étaient incités à s'y rendre.

Le contexte était, a priori, des plus favorables: baisse de popularité de l'exécutif, prolifération des mouvements sociaux, accumulation des rejets, montée des mécontentements, convergence des aigreurs, exacerbation des corporatismes et aussi, ici et là, déchaînement des rages, explosion de radicalités chauffées à blanc.

Pourquoi alors une telle contre-performance ?

D'abord, sans doute, parce que la "convergence des luttes" s'abîmait, en fait, dans un surréalisme patchwork: virer Macron, augmenter les salaires, y compris ceux des pilotes de ligne, refuser la sélection à l'université, libérer la Palestine, boycotter Israël, ouvrir largement les frontières à tous les migrants, dissoudre la police, fermer les centrales nucléaires, mais aussi les abattoirs, ouvrir les cages dans lesquelles sont enfermés les poulets, ne plus manger de viande, soutenir les luttes des indiens du Mexique, des insurgés du Congo et des infirmières grecques, renoncer à la construction d'autoroutes et d'aéroports, accessoirement abolir le capitalisme et faire sauter les banques. Une sénatrice écologiste brandissait même une pancarte exigeant "moins de policiers, plus de cannabis".

Agréger les causes susceptibles de mobiliser ? En réalité, on multiplia les raisons de se retirer d'une mobilisation si hétérogène.

"Marée populaire", annonçait-on, le peuple étant assimilé à la gauche radicale. On avait oublié ce petit détail: les sondages accordent 29% des suffrages à l'ensemble de la gauche, dont 20% au mieux aux gauches radicales et près de 40% au bloc droite extrême -extrême droite qui réunit, en conséquence, la plus large fraction du peuple, y compris du peuple d'en bas.

Le populisme n'est-il pas passé à droite ?

En Italie, également, la gauche de la gauche multiplia les démonstrations de force contre le chef du gouvernement, le Macron local, Matteo Renzi. En l'occurrence, elle eut sa peau. Or, à l'arrivée, c'est l'extrême droite et les populistes "ni gauche ni droite" qui remportèrent les élections. La leçon ne fut pas retenue. Aucune leçon n'est jamais retenue.

Mais, à l'échec historique de la "marée populaire", il y a une autre raison. Une raison fondamentale: la montée en puissance d'un extrémisme rhétorique et opérationnel, la banalisation des discours de haine, la normalisation et la systématisation d'une agressivité débouchant sur la justification de toutes les violences minoritaires, une radicalisation de la radicalité elle-même qui finit par consterner, par affoler l'opinion et par isoler, de la véritable France populaire, cette forme méchante, aigrie, vindicative, inquiétante "d'insoumission".

A cet égard, les médias proches de la gauche portent une énorme responsabilité

Quand, au cours d'une manifestation, on pend en effigie le chef de l'Etat; quand, en tête d'un défilé, on exhibe une énorme tête de Macron avec une balle dans la tête (c'eût été Sarkozy ou Mélenchon que cela aurait été tout aussi scandaleux); quand on l'habille en officier SS affublé d'un brassard aux couleurs d'Israël; il eut été du devoir de ces médias influents de crier "Halte-là!", "Pas ça!", "pas ces rémanences perverses de la terreur et du stalinisme". Ils s'en abstinrent.

Quand des groupes anarchisants (ou anarcho-bolcheviques), ultra-minoritaires, ont bloqué les universités en faisant fi de l'opinion hostile de 70% des étudiants; quand les activistes zadistes se sont comme transformés en des manières de commandos d'extrême droite, ils auraient dû mettre en garde contre de telles dérives. Ils ne l'ont pas fait. Pas une ligne. Pire: quand une association liée à l'organisation raciste inversée "Les indigènes de la République" (le blanc est l'ennemi) appelait les jeunes de banlieue issus de l'immigration à prendre la tête, par rejet de la gauche républicaine et refus de toute intégration, de la "marée populaire" en les désignant comme les seuls représentants légitimes des quartiers populaires ("l'ouvrier de souche", comme on dit, étant dès lors exclu de cette France-là); quand un certain Edouard Louis, romancier de son état, commit un appel dans le même sens dont le ton et le contenu confinaient à une forme de néofascisme d'extrême gauche, certains de ces médias, loin de prendre leurs distances, déroulèrent le tapis rouge.

Cela se paye. Cela s'est payé. Macron aujourd'hui, Marion Maréchal-Le Pen demain, qui sait, peuvent dire merci.

 

Jean-François Kahn

«Marée populaire» ; les raisons du fiasco
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